ARTICLE DU MONDE DIPLOMATIQUE DE JUILLET OU LA RENOMMEE DE LA DIRECTION DU SMD3

ARTICLE DU MONDE DIPLOMATIQUE DE JUILLET OU LA RENOMMEE DE LA  DIRECTION DU SMD3 néant (managérial) S'INTERNATIONALISE....
OU LE DECIVILISATEUR...
Ca se conte en années. 
Et commence en Dordogne, dans le Périgord. 
Un courrier, en 2020, reçu dans chaque habitation : « La collecte des déchets prendra fin en 2021. » Annonce inquiétante, annonce facétieuse : d’abord on n’a pas su trancher. Jusqu’au début des apparitions. En route pour embaucher, un matin, on découvre, adossés au cimetière : des conteneurs. 
Quatre ou cinq énormes masses grises à couvercles verts, jaunes et marrons — posées à la lisière des tombes. Des poubelles géantes installées chez les morts.
Jouxtent des inscriptions : « À partir de 2021, vous devrez déposer vos déchets aux Points d’apports volontaires. » Et puis d’autres missives pour aviser les habitants du futur bon usage de leur volonté. Leur émetteur : le Syndicat mixte départemental des déchets de la Dordogne, le SMD3. Surgi du néant (managérial), lui aussi, et manifestement créé pour remplacer le service public auparavant chargé de l’enlèvement et du traitement des déchets. Jusqu’alors, une taxe finançait la tournée des éboueurs. Pour parvenir à la « maîtrise des coûts et des déchets », elle est remplacée par une « redevance incitative » — quadruplement. D’une : calculée selon le volume d’ordures effectivement déposé. De deux : volume, quoi qu’il en soit, désormais limité à un nombre de sacs autorisés par foyer. De trois : les sacs rationnés, remplis à craquer de déchets organiques très avancés en pourrissement (en Dordogne, l’été, température courante de 34 degrés), dorénavant apportés par les usagers eux-mêmes aux Points d’apports volontaires. De quatre : redevance néanmoins trois fois plus élevée que ne l’était celle du ramassage des ordures.
Vivre en compagnie prolongée de ses déchets décomposés, travailler gratuitement et payer pour le faire. 
On a dit : incitatif.
Les vieux, les personnes hors d’état de déplacer leurs sacs trop lourds sur des kilomètres ? 
On a dit : volontaire.
Ça se conte maintenant en milliers d’années. 
Car en Dordogne se trouve la Vallée de l’homme. Le long de la Vézère : Lascaux — « chapelle Sixtine de la préhistoire », disait l’abbé Breuil. Homo Sapiens a 300 000 ans, il vient d’Afrique, mais cette vallée en a conservé des réalisations inhabituellement nombreuses et élaborées : quatorze sites classés, six millions d’objets rassemblés au musée de la préhistoire des Eyzies. Ils datent du paléolithique supérieur, où Homo Sapiens donne la mesure de ses particularités : complexification des relations sociales et densification de l’imaginaire collectif — jusqu’à inventer l’art, rappelle Georges Bataille (1). Sapiens, c’est par la symbolisation de l’existence qu’il se distingue. Particulièrement celle de la mort, commencée avec Néandertal, mais qui trouve avec lui son exhaussement.
Vallée de l’homme où Sapiens a inventé l’humanité. Vallée de l’homme où Œconomicus, aujourd’hui, confond les morts et les poubelles.
2021 cette fois-ci à Paris. Autre lieu de prestige : la faculté de médecine de Paris-V. Son président, M. Frédéric Dardel, et deux employés du Centre de dons des corps sont mis en examen pour « atteinte à l’intégrité physique de cadavres ». Des cadavres, pas n’importe lesquels. Des Homo Sapiens ont renoncé à la symbolisation funéraire pour que persévèrent les Homo Sapiens : ont volontairement légué leurs corps à la science. Entassés, démembrés, putréfiés, mégot dans les viscères, rats et vers pullulant, sols encrassés, chambres froides en panne, incinérés massivement, retrouvés dans des coffres de voiture, vendus pour des crash-tests. Des dons de corps traités comme des déchets : un meurtre symbolique. Whodunnit ? Homo Œconomicus. L’arme du crime : la maîtrise les coûts. De 2012 à 2019, les signalements étaient pourtant venus de partout : compte rendu de la médecine du travail, audit du cabinet KPMG, inspection du ministère de l’enseignement supérieur, lettre de démission de la présidente du comité d’éthique. La secrétaire générale du Centre, dans l’un de ses multiples mails d’alerte, avait fini par écrire : « La barbarie n’est pas loin. »
Il en fallait davantage pour empêcher M. Dardel d’entrer au cabinet de Mme Frédérique Vidal, ministre de l’enseignement supérieur et de la recherche. Jusqu’au point tout de même où, le scandale éclatant, il aura été jugé préférable de l’exfiltrer — mais dignement : recasé comme conseiller du président de l’Inserm (2).
Dans le monde de la rationalité managériale, la barbarie s’orchestre — et fait carrière. Homo Œconomicus calcule et le symbolique n’entre pas dans ses colonnes chiffrées. Qu’il s’empare de l’université et de la recherche : vingt-cinq ans d’abandon des corps dédiés à l’apprentissage de la médecine. Homo Œconomicus a le front bas : un don n’est plus un bienfait. Un don est un coût — la conservation des corps coûte cher. Les coûts, il faut les maîtriser. Les déchets comme les morts.
Vous avez dit décivilisation ?
Au minimum un meurtre en cours. Mais recouvert par d’autres. À Reims, un psychotique décompense et agresse au couteau trois aides-soignantes. L’une d’entre elles meurt. Whodunnit ? La question semble absurde tant la réponse est évidente : le meurtrier bien sûr, celui qui tenait le couteau. Pour Homo Œconomicus, il n’y a pas à chercher plus loin. On le comprend. Si l’enquête continuait, elle pourrait mal tourner. C’est que les faits divers sanglants de ce genre se ressemblent étrangement. À chaque fois : « un passé psychiatrique lourd ». Même les médias s’en aperçoivent, ne peuvent pas ne pas le dire, cependant passent aussitôt à autre chose : pour crier à la « décivilisation », puis donner la parole aux recivilisateurs.
Or, poursuivrait l’enquête, les recivilisateurs, eux aussi, ont un point commun : tous ont mis en œuvre, ou mettent en œuvre, ou soutiennent la mise en œuvre des politiques d’Homo Œconomicus. Celles qui, pensant d’abord aux impôts des riches à réduire, détruisent méthodiquement l’État de service public. Détruisent l’hôpital. Détruisent l’hôpital psychiatrique. Détruisent les institutions du soin mental. Réduisent les places de prise en charge, dégradent les conditions d’accueil et de traitement. Combien d’individus dangereux pour eux-mêmes et pour les autres abandonnés à l’errance ? En réalité Homo Œconomicus ne s’intéresse qu’à certains calculs — néglige tous les autres.
Par exemple : savoir ce qui, d’une société maltraitée, ressort dans l’épidémiologie de la maladie mentale, ça ne l’intéresse pas. Que la souffrance sociale potentialise la souffrance psychique individuelle, finit par lui infliger plus d’adversité qu’une psyché ne peut en soutenir, possiblement jusqu’à la décompensation meurtrière : ça ne l’intéresse pas. Alors les décompensés se multiplient et leurs passages à l’acte, par une loi sociale semblable à celle qu’Émile Durkheim avait étudiée à propos du suicide. Tant pis pour ceux que la destruction des structures du soin a laissés dans la nature, et tant pis pour ceux qui croiseront leur route.
Un ministre recivilisateur de la santé, agent méthodique de la destruction, a trouvé la parade : des digicodes et des caméras à l’entrée des hôpitaux. Son collègue recivilisateur des finances approuve : on pourra continuer de baisser les impôts (des riches). Le recivilisateur en chef triomphe — on peut dénoncer la décivilisation. Lui, appelons-le Homo Œconomicus Ier. Puisqu’il est l’Économie en majesté.
À ce moment, on est pris d’un doute. Des cimetières poubelles aux charniers de l’École de médecine, en passant par la maltraitance sociale et institutionnelle des psychés : qui décivilise ? Qui est vraiment décivilisateur ? Nous avons un fier combattant, très inspiré, très bruyant, de la décivilisation. Il ne saurait donc être mis en cause. Pourtant, c’est bien le même qui saccage, qui détruit, qui assure son règne à la violence sociale du capital, la propage partout dans la société — et la porte à bout.
Or, quand elle n’est pas la lubie d’un folliculaire paranoïaque d’extrême droite, la décivilisation se comprend comme la destruction des institutions qui contiennent la part de violence pronatrice inhérente aux humains en groupe. Soit très exactement ce à quoi se livrent les recivilisateurs proclamés — avérés décivilisateurs réels. Prévisible ironie : le Décivilisateur en chef, c’est Homo Œconomicus Ier.
Les fouilles ont montré que Sapiens s’occupait de ses handicapés — en prenait soin, et jusque dans la mort : une tombe n’a-t-elle pas rassemblé un enfant handicapé et un adulte, sans doute présent à ses côtés pour l’accompagner dans l’au-delà ? Voilà ce qu’est la civilisation. Inutile de demander où se situe à cet égard Œconomicus : « les autres » et « donner » ne l’intéressent pas, sa grande affaire c’est « soi » et « prendre ». Le discours de la décivilisation proféré par les décivilisateurs mêmes n’en prend qu’un plus sinistre éclat.
Une aide-soignante meurt sous les coups d’un individu armé, ceci est un fait. À la fin des fins, cependant, c’est Sapiens assassiné par Œconomicus. Entre les deux, il y a les figures concrètes d’Œconomicus : Œconomicus Ier. Ses décisions concrètes, et leurs effets concrets : le soin abandonné, les cimetières poubellisés, les corps profanés.
De l’attention aux plus faibles jusqu’au respect des morts, Homo Œconomicus détruit les structures symboliques les plus anciennes, celles, précisément, qui avaient signé l’entrée de l’humanité dans la civilisation, autrement dit l’avènement de l’humanité comme humanité. Pendant ce temps, il se croit moderne.
Vous avez dit décivilisation ?
Frédéric Lordon & Sandra Lucbert
Respectivement philosophe et auteure de littérature.
(1) Lascaux ou la Naissance de l’art, L’Atelier contemporain, Paris, 2021.
(2) Institut national de la santé et de la recherche médicale.